Il s’appelle José. Une petite quarantaine, un peu plus, un peu moins… Un peu balourd, un peu timide. Il est arrivé de loin, à petits pas, le buste en avant, traversant ce grand porche sombre, légèrement voûté comme s’il craignait un nuage de toiles d’araignée.
Il s’est arrêté devant la flèche blanche marquée au sol. Jeanne, Brigitte, Catherine et Lucie l’ont accueilli. Il s’est approché. Lucie a coché sur son registre, Brigitte a saisi vigoureusement une brique de lait et Catherine s’est emparée d’une poche de victuailles, des biscuits, des conserves, des sardines en boîtes, du café, un filet de pommes de terre. L’homme a tendu sa carte et une pièce de deux euros puis il a osé, des mots, débit rapide, comme une urgence s’emparant de lui «je vais travailler au Chéran mais je n’ai pas de chaussures, pas de pantalon». Il se baisse, il regarde sa paire de baskets comme un bien cher et précieux qu’il ne veut pas souiller à piétiner dans ces terres maraîchères, meubles et sablonneuses.
C’est Catherine qui lui ouvre la porte de ce pavillon, qui autrefois, lorsque le train sifflait plus que trois fois, abritait le chef de gare et sa famille. C’est l’espace friperie, des couloirs sombres et confinés, des pièces petites, le tout bien chargé, bien rangé, bien étiqueté avec le coin enfants, femmes, hommes et chaussures. José trouve une chemise à carreaux, une ceinture. Il tente de rentrer dans une paire de mocassins noirs. Il se tortille, une main appuyée sur le mur, le modèle n’est guère adapté aux travaux des champs. Il renonce.
Brigitte l’ancienne couturière, Lucie, Jeanne et Catherine toutes les trois enseignantes retraitées, sont bénévoles pour le Secours Populaire. Aujourd’hui jeudi 9 avril, c’est le premier jour de distribution des denrées alimentaires depuis le début du confinement dans cette cour carrée coincée entre la voie de chemin de fer et l’EHPAD où les mamies du troisième étage se distraient à regarder de leurs fenêtres, les allers et venues. Jour de reprise, petit carré de terre promise pour ces hommes, ces femmes, ces familles en détresse, passagère mais parfois durable, souvent cabossés, en choc frontal avec un quotidien qui ne tient pas ses promesses .
Jeanne Rouch, la présidente est affirmative «habituellement, nous venons en aide à 70 familles soit environ 200 personnes. Mais oui, depuis le confinement, nous avons une hausse des demandes ». Les contacts téléphoniques ont été maintenus, certains isolés, sans véhicule, ont été accompagnés pour l’utile et remplir le frigo « et nous avons même envoyé des bons d’achat de 40 euros pour qu’ils puissent faire face dans les premiers jours de la crise». Car il faut peu, si peu pour que le gris rôde dans le noir, pour que le rouge vire à l’urgence, pour que le tunnel s’allonge en mouvance. Des retraités aux pensions peau de chagrin, des femmes issues de l’immigration, une heure de boulot ici, une petite mission là, des mères célibataires, le prince charmant envolé, les morveux à torcher, la perte d’un emploi pour d’autres et c’est un petit monde qui se fissure, sable mouvant et averses pénétrantes, la misère simple, sourde, ordinaire et muette.
Dans ce grand garage, les colis sont rangés avec soin comme une longue chenille articulée et multicolore. Brigitte et Lucie refont le compte, 17 pour des célibataires, 12 pour des couples, 7 pour des familles de 3, 11 pour 4 personnes dans le foyer et même un, plus imposant que les autres pour une famille de 8 personnes dont 6 enfants. Jeanne Rouch explique leur démarche «Nous préparons en fonction de chacun, chacune, comme par exemple, les produits d’hygiène, les couches pour les bébés, des aliments qui ne doivent pas être contraires à leur santé et leur régime comme ceux qui ont du diabète ».
Dans la cour de l’EHPAD, ce n’est pas encore l’heure de la relève. Les aides soignantes décompressent, le masque replié sous le menton, certaines assises en rond, d’autres à fumer une blonde, décontractées et même enjouées. Arrive une jeune femme pimpante, souriante, elle tend sa carte, Lucie lui répond « bonjour d’abord » puis elle lui demande «alors, les enfants, pas trop compliqué ?» «Là, ils sont chez leur papa. Alors les nerfs, ça redescend. Mais pour l’éducation, ça a été dur».
Puis arrive Charly, un caddy à la main, un petit mégot éteint coincé aux coins des lèvres. Poli, courtois, il s’exclame en plongeant les mains dans ce grand sac chargé de denrées «oh, ya même une boîte de chocolat». Il se tourne vers moi «aujourd’hui, c’est mon anniversaire». J’interpelle les dames «c’est son anniversaire !?». Après cette petite confidence, il s’explique «j’ai eu un accident de la vie et là en plus, j’étais en reconversion mais la formation s’est arrêtée». Je lui demande «et les enfants ?» «Ah heureusement, les deux loulous peuvent jouer dans la rue, ya pas de danger. C’est ma femme qui s’en occupe. Je lui ai dit «moi j’ai eu une enfance difficile, je ne veux pas qu’ils connaissent cela, c’est toi qui va t’occuper d’eux».
Il faut moins d’une minute pour que Catherine revienne de la réserve. Elle se précipite sur Charly, elle lui tend un paquet de chocolats en papillote, elle ne l’embrasse pas mais lâche avec tendresse «bon anniversaire Charly».
Texte et photographies réalisés le jeudi 9 avril 2020 à Millau au siège et locaux du Secours Populaire au 24ème jour du confinement.
Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été changés en José et Charly.