Un quatre fois cent mètres toutes les deux minutes, un quatre fois quatre toutes les cinq minutes. Quinze juges se partagent dans un calme d’esquimaux la répartition des rôles. Pas un ordre, pas un cri. Pas même une invective. Alors que des vagues successives de lycéens et de collégiens s’échauffent, se mettent en tenue dans le froid et attendent l’instant de toucher le bâton dans un espace grand comme un fond de tiroir. Un officiel s’évertue à leur dire : « bougez, bougez » pour lutter contre une température à ne pas mettre un sprinter en body. Plus loin, au-delà des grilles, on s’entraîne par petits groupes. Dans la rue, le long des bus, dans les squares sur dix mètres de pelouse, on répète le même mouvement cadencé. Une main qui se tend, une main qui attend et un cri d’appel : « stick ». D’autres groupes en ont déjà fini de leur relais. Eliminés., ils traînent entre les stands, les marchands de drapeaux, de k7 de hip hop piratées, les stands de bouffe jamaïcaine et la belle GMC Envoy de Marion Jones où un représentant brillant comme un ver luisant affirme devant son pupitre que : « Oui, Marion viendra bien à Philly avec ce même modèle ».
C’est la fête. La fête de l’athlé, la fête du relais. Drôle de paradoxe dans un pays qui a mal à son athlé même s’il compte dans ses rangs les sprinters et sauteurs les plus prestigieux de la planète. Un plan de secours a même été mis en place en cette année Olympique pour sauver ce bateau à vapeur qui souffre de s’enliser dans les eaux du marasme. Marion Jones, Maurice Greene et Michael Johnson seront même présents à ces 106ème Penn Relays pour redonner le moral à une base qui a mal au crâne. Tous sous contrat avec Nike, ils ont fait le détour gratuitement par Philadelphie pour donner un coup de main médiatique à ce plan de sauvetage. ESPN a filmé chacun de leurs gestes. Comme lorsque Marion s’est allongée sur une table de massage au beau milieu du stade pour une récup. en solitaire, son gros CJ allongé à terre au pied de cette table comme un gros Rottweiller prêt à mordre.
Car cette réunion d’athlétisme baptisée festival de relais en 1910, c’est avant tout une ambiance. Deux cent cinquante collèges présents, huit cents hight school, toutes les Universités américaines et la Dream Team du sprint US qui donnent la chair de poule à un public qui exulte lorsque cette sarabande donne le tournis. Sans compter ces milliers de Jamaïcains qui expriment dans l’exil un nationalisme exubérant en agitant les drapeaux verts et jaunes. Remake du bon et du méchant, du nain contre le géant où les Big 12 sont là aussi. Les douze plus grosses universités américaines représentées par les Bears, les Buffaloes, les Cyclones, les Tigers où bien encore les Longhorns du Texas.
L’esprit de combat domine ces Penn Relays. Il en fut toujours ainsi à travers ce siècle d’athlétisme. 1893, l’année de la création pour un unique relais se résumant à un duel entre l’Université de Princeton et celle de Penn. Puis les années ségrégationnistes où seules les écoles blanches sont admises. Les années machistes aussi car il faudra attendre 1964 pour que les relais féminins soient acceptés à concourir. 1976 encore avec l’adoption du système métrique. Les Penn Relays ont ainsi grossi au fil des éditions. Plus d’écoles, plus de sprinters, plus de public avec un record à 110000 en trois jours cette année (nous sommes en 2000). Plus d’Olympiens encore. Jesse Owens en 1935, Bob Beamon en 1965, Edwin Moses en 1976, Gail Devers en 1988, le Santa Monica en 1994 avec Carl Lewis et Leroy Burrell et Maurice Greene cette année. Parenthèse dans l’athlé fric, parenthèse dans un quotidien où blancs et noirs traînent encore de vieux comptes non soldés. En 106 éditions, ce petit bout de métal qu’on se passe de mains en mains a réuni et soudé plus d’une équipe. Fenêtre entre-ouverte sur l’amitié et l’entraide. L’Amérique en a toujours et encore besoin.
Extrait d’un texte publié en juin 2000 dans VO2 Athlé N° 21
Reportages réalisés en avril 2000, avril 2003, avril 2011 lors des Penn Relays à Philadelphie (USA)