Connaissez vous la France Orpi ?
Je viens à nouveau de traverser celle-ci par ces petites routes qui viennent lécher l’arrière train des monts du Cantal, puis la croupe du Sancy, des départementales, des communales se faufilant, par champs et par maigres vaux lorsque l’Auvergne cède le pas à ces vastes domaines agricoles où le glyphosate impose son diktat.
La France Orpi, c’est la France qui est à vendre. C’est la France des villages qui a tiré sa révérence, dans le silence des départs, pour l’ailleurs, pour l’éternité. Il reste bien quelques âmes égarées, quelques vieux salement courbés à biner l’herbe folle à jamais, quelques chiens mollassons vautrés sur de vieux paillassons.
C’est la France de l’oubli, aux portes closes, aux jardinets embroussaillés, des petits chez soi, sans émoi, dans l’effroi, A VENDRE…A ACHETER…A VENDRE…Les panneaux rouges accrochés aux fenêtres se succèdent…A VENDRE…A ACHETER…A VENDRE…au beau milieu des thuyas et des lilas qui ne sont plus taillés, catalogue de la désespérance, funeste Monopoly où Orpi, l’agence immobilière tient les dés, les baux et les clefs dans le creux de sa main. On n’y gagne que le droit de murer portes et vasistas ou de se sauver, et vite, sans y faire choux gras. Orpi marchand de bien ou fossoyeur du plus rien ?
Car les boulangers au ventre rebondi ont vidé les derniers sacs de farine, les bouchers, les charcutiers ont découpé les dernières côtelettes. Les maîtres d’hôtel, autrefois relais de campagne ont plié une dernière fois nappes et serviettes. Dernier menu du jour, dernières miettes à peine époussetées, dernières casseroles à récurer, les escaliers grimpant aux chambres ne grinceront plus jamais sous le poids des talons.
Sur la route Orpi, ne chercher pas sa trace, elle ne figure dans aucun guide, se devine ainsi malgré rideaux baissés et vérandas calfeutrées, la vie d’autrefois, si proche de nous finalement pour s’en émouvoir encore. Il faut parfois mettre pied à terre, grimper quelques marches et de la tranche de la main, essuyer la poussière d’une vitre ébréchée pour deviner l’ombre fantomas de ces artisans du goût, de ces besogneux campagnards qui, retraite arrivée, n’ont jamais quitté le bleu, de ces patrons de comptoir qui ont trinqué plus que ce qu’il ne fallait.
Sur la route d’Orpi, celle où les corbeaux se battent pour une cuisse de crapaud écrasée, où les chauffards se moquent, l’index en l’air, du 80 kilomètres/heure, il reste encore, parfois, de la fumée dans l’âtre, de la lumière au carreau. Comme une fragile lueur d’espoir. De rares bistrots où l’on sert aussi bien du pré cuit infâmant pour le palais et l’estomac qu’une tête de veau savoureuse, où les blagues de comptoir sentent le musqué, où le pastis se noie dans un quart d’eau, où les patronnes aux formes abandonnées se font chambrer sans ciller, sans doute résignées ?
Vous vous devez de faire halte même si le café a le plus souvent le goût de chicoré. Car c’est à chaque fois, un petit tour du canton que le tenancier vous propose sans le savoir. Il y a le pan de mur des cartes postales où les ciels immaculés sont d’un bleu qui ne s’achète pas. Celui des coupes pas toujours astiquées même si elles ne prennent plus la fumée et des photos bien encadrées, bien alignées du club de foot local. Celui des affiches annonçant la fête du Chou, la fête du Pain, la fête du St Nectaire où les cracheurs de noyaux, les lanceurs de sabot et les mangeurs de boudins jouent en finale directe.
Y a donc encore un peu de vie dans la France Orpi ? Y a donc encore de l’énergie sur cette route Orpi ? Pour se rassembler, le peu que l’on soit, pour battre encore les blés, pour sortir les vieilles batteuses, pour dresser des banquets et faire rôtir les jarrets, pour accrocher les lampions et tanguer sur de vieux bancs en se tenant bras dessus, bras dessous. Cela relève du défi. On y célèbre l’été, on y revoit le cousin, la cousine, tiens, ceux qui ont repris la ferme du Tilleul, endettés jusqu’au cou «c’est ce que l’on dit ». Dans ces villages, les volets clos rouillent et grincent sur leurs gongs mais on s’accroche toujours, un soir à guincher, à ces pans de vie fragiles, effilochés. Sur les panneaux Orpi, parfois un message est ajouté « il n’est pas trop tard ». Mais «pas trop tard de quoi ?»
Instantanés pris sur la route de l’Orpi entre Millau et Vierzon entre le 17 et le 21 juillet 2018