« J’aurai 80 ans cette année ». Monsieur Plagnard se frotte la pomme des mains en murmurant ces mots. Comme si à chacune de ses respirations, il guettait l’inconnu « 80 ans, ça change tout. C’est plus la même chose ».
Chaque année, entre le Circus et la Cap, Monsieur Plagnard m’offre le café. C’est un rituel, comme de mettre un cierge dans une petite chapelle, pour voir scintiller une flamme tremblante dans la pénombre des lieux, sans mot dire, sans rien se dire. Lui et son épouse habitent la ferme familiale de la Vincente. Il y est né, à l’arrière de ce qui est aujourd’hui une étable. Au pied de ces immenses alpages où le toit des burons brille parfois comme des loupes lorsque le soleil levant fouette et embrase le pic de Gudette.
Le café, il le sert à la casserole tout juste sortie du feu. Habituellement, il propose un gâteau sec. Autre rituel que de tremper le biscuit sorti d’une boîte en fer, comme une offrande, une oblation. Mais pas cette fois.
Raymond Plagnard est né au temps des hivers qui fissurent les plafonds de verre. Au temps des chutes de neige où le manche de pelle poli par la corne prend la forme des mains rugueuses et calleuses. Au temps des printemps humides, encore neigeux, souvent « brouillasseux » qui se font attendre, qui rendent les hommes, les femmes hargneux et grincheux.
Raymond est donc né dans la montagne, au pied du Fer à Cheval. Le cul des vaches devait être son destin, il s’en échappe. Les bottes, le bâton de vacher, le béret, il fourbie cette panoplie pour grimper sur des skis. L’Aubrac, ce n’est certes ni Chamonix ni Val Thorens, mais de Brameloup au Bouyssou en dévalant jusqu’au Fer à Cheval, on comprend avec bon sens que l’or blanc vaut mieux que le lait caillé. Il passe ses diplômes à l’ENSA de Chamonix et de Chamrousse et avec son épouse, ils construisent la première cabane pour recevoir les skieurs au sommet de cette colline guère plus haute que celle de Montmartre. Mais qu’importe, pour décrocher une première étoile, pour ceux et celles qui ont découvert Killy sur des skis, au temps de l’ORTF, c’est bien suffisant.
Ce n’est finalement qu’à 40 ans, que le couple Plagnard reprend la ferme. Les parents ont pris de l’âge, c’est donc à eux de conduire le troupeau sur ces communaux où la vache Aubrac au regard de braise se prélasse avec nonchalance et délicatesse dans ces prés où l’été venu la gentiane devient royale.
8h sonna au carillon, c’est l’heure de départ de la Cap Aubrac. Nous sortons, Raymond Plagnard se déplaçant d’un petit pas lent et mesuré, une épaule déformée par les douleurs. Sa femme revenait du pré, bottes aux pieds, luisantes de rosée, une vieille bouilloire à la main assortie d’une grosse tétine dont elle se sert pour alimenter un petit veau « il vient de perdre sa mère. Elle n’avait que 15 ans, ça fait quelques chose ». Elle s’appuie sur un bâton délicatement taillé et ciselé par sa fille pour demander « au moins le café était chaud ? »
Les coureurs passent, un petit groupe qui n’a pas l’air de s’enflammer de si bon matin. Plusieurs fois Raymond lâche « allez, allez ». Il n’attend pas le passage des fermeurs. Il rentre dans sa véranda. Il répète à nouveau « ah, ils ont du mérite et vous aussi. Mais la vie, c’est dure parfois ».
Photos réalisées le 24 juin 2018 sur l’Aubrac (Aveyron – Lozère) dans le cadre de Trail en Aubrac, épreuve de course à pied sur chemins et en pleine nature