MILLAU-VID
La 2CV, c’est comme la vespa, c’est un art de vivre. C’est la simplicité, ce sont des formes uniques, une silhouette indéfinissable avec ce bombé, ces galbes, ces courbes, sans oublier les détails, les phares, les sièges, les roues, le coffre, le rétroviseur, les freins. C’est aussi un bruit, reconnaissable, identifiable même place de la Concorde. Certains disent «ce sont des oeuvres d’art».
Je l’ai entendu arriver de loin, ce cliquetis précis, pas vraiment perché, un poil dans les aigus, assez incisif pour identifier cette deuche allant bon train au pied des remparts. Place de la Mairie, dans un virage à droite, elle s’est inclinée légèrement, pas de changement de vitesse, tout en seconde, bruit renforcé, légèrement perché. Le bolide juste garé devant moi, je demande à la conductrice, une baguette sous le bras, vite achetée au boulanger des remparts «elle va bon train votre voiture ?».
Il est 8 heures, La Cavalerie se réveille en douceur. Pas un képi blanc dans les rues, la Légion somnole. Pas un souffle de vent, le drapeau gît en berne, enroulé sur son mât comme un serpent, tête en bas. Devant l’entrée du régiment, le planton de faction est emmuré et figé sur ses deux jambes comme une âme en peine. A quoi pense-t-il ? A sa patrie lointaine ? A son amoureuse lointaine, belle comme un Hawaïenne ? Non loin, seuls quatre troufions tripatouillent dans un buisson, l’un deux, d’un fort accent russe me lance «ben oui, nous on travaille».
Sous la halle, petite agitation matinale. Quelques chaises en plastique sont installées sur le parvis, bien espacées. Loulou, l’organisateur du Trail de la Lune, maraîcher dans la vallée de la Dourbie, taille le bout de gras avec l’employé communal. Les barrières sont dressées, installées, sens de circulation obligatoire. L’écaillère pèse un kilo de moules, Carole, la compagne de Loulou pèse un kilo d’asperges et au fond de cette belle jasse voûtée, une jeune femme prépare une paella déjà fumante et odorante.
Je poursuis mon chemin, au cœur de cette cité médiévale magnifiquement restaurée, place des Templiers, rue du Pourtalou, rue du Clocher, rue Côte Bossue pour retomber sur l’avenue du 122ème RI. Dans cette longue ligne droite, seul le bar-tabac-presse reste ouvert. Dylan est au comptoir, un jeune homme natif de Nant tient ce commerce avec sa mère Alexandra qui a repris l’affaire depuis 9 ans.
Les tabourets sont retournés tête en bas sur le comptoir, les quatre pattes en l’air. Visiblement, en ces temps de restriction, le tabac ne connait pas la crise. Il le confirme «je suis dévalisé en tabac. Les clients nous remercient, on a été classé commerce d’utilité publique. Mais la presse marche bien aussi. Tout ce qui occupe, les magazines de jeux, les DVD. Là, je viens de faire mes invendus, j’ai zéro – zéro – zéro».
Dylan est au charbon, ça rentre et ça sort de si bon matin. Un homme pousse la porte avec un petit chien blanc, pas bien méchant mais tenu en laisse. Il demande deux Camel. Dylan lui rend la monnaie en lui souhaitant « allez bon week end ! ». L’homme répond «bah, ça va pas changer grand-chose». Dylan est dans son rôle « on a travail de relation », il entreprend la conversation « vous faites quoi dans la vie ? ». Son interlocuteur est gérant d’une cuisine dans un lycée du sud–Aveyron. Il dit «c’est contradictoire, quand on va reprendre, je vais faire manger 700 personnes et vous, vous ne pourrez pas servir».
Le téléphone sonne, Dylan décroche. La question «le PMU est-il ouvert ?» «Ah non, nous n’avons pas rallumé la machine. Peut-être après le 11 mai. Rappelez, merci». L’appel résume le manque, les turfistes ont le mors aux dents, 13 200 points de vente à l’arrêt, les courses hippiques annulées, les chevaux au box, les paris en ligne débranchés, les bons tuyaux bouchés, la cloche ne sonne plus, là encore une filière économique au pain sec qui pleure le retour de l’avoine et du bon grain.
Un homme rentre, d’un âge bien affirmé. Un client se retourne «ben tu fais quoi avec ton masque, t’es Zorro ou quoi là et en plus tu l’as mis de travers ? Alors quoi de neuf ? » «ben tu sais à par les gendarmes qui passent 5 à 6 fois par jour, pas grand-chose quoi». L’homme demande à Dylan « je vais prendre deux Solitaires, deux Béliers, et un Lutcha ». En ces temps de confinement, il est encore permis de rêver modestement, comme remporter la mise au Banco, au Keno et autre Coco’Trio, petit piment du quotidien, petite roue de la fortune ou de l’infortune. Au petit casino, sans eldorado, le confinement, ça gratte, ça gratte, quant à toucher le gros lot ?!
Texte et photographies réalisés le samedi 18 avril 2020 au 32ème jour du confinement dans la petite commune de La Cavalerie.