Grand fond, grand vide, Magic Circus de l’endurance extrême !

L’ultra distance à la marche mériterait la même attention, le même intérêt médiatique que l’ultra trail et l’ultra biking, sauf que l’histoire ne s’écrit pas toujours comme on le souhaite. Immersion dans le France des 24 heures marche remporté par une femme, Morgane Ausello, devant tous les hommes !

Je ne sais lequel des deux lança ce défi « et si on s’inscrivait à Bourges – Sancerre ? ». Nous n’avions pas l’âge de boire et finir les soirées imbibées à jouer les fiers à bras. Nous n’avions que 16 ans et demi, nous étions Dominique et moi, tous les deux en Première au Lycée technique de Vierzon, sportif oui mais pas plus que cela, tout au moins pas assez pour s’attaquer sans aucun entraînement à ce raid nocturne de 55 km reliant la cathédrale de Bourges au piton de Sancerre dominant le Val de Loire.

Ainsi, nous nous étions retrouvés dans l’Escort blanche de mon père, en ce soir du 13 février 1971. Tous les deux recroquevillés sur notre siège, la trouille au ventre, K Way sur le dos, route de Berry Bouy pour rejoindre le départ traditionnellement donné aux douze coups de minuit, l’heure des chouettes et des barbichettes grisonnantes des randonneurs estampillés Audax, Pataugas aux pieds, les mollets déjà frictionnés au Laodal.

Cette virée sous un ciel étoilé, de chemins noirs en chemins creux, gavé de morceaux de sucre blanc et de verres de vin chaud allait, sans le savoir, changer le cours de ma vie. Ainsi, en un peu plus de 10 heures, je devenais marcheur randonneur, puis sans changer l’eau du bain, marcheur de compétition enchaînant aux côtés du grand Gérard Petit, au fil des saisons, les Bourges – Sancerre, les 6 Heures de Bourges, les Bourges – Henrichemont, des Audax et des courses de l’Heure sur la piste de Séraucourt en rêvant, l’âge adulte enfin requis, d’une participation à Strasbourg – Paris. 20 ans, c’est l’âge béni de l’insouciance, rien ne semblait pouvoir réfréner de tels désirs !

En me garant sur ce grand parking bordé d’immenses peupliers, les souvenirs de ces épopées solitaires à pas grinçants sur le gravier m’introduisant dans le corridor de l’ultra-endurance pour hisser au final le drapeau flottant des Templiers, ne pouvaient que resurgir. Je n’ai pas lutté.

«Tiens, tu es de retour dans ton Berry natal ?» cette voix ne m’était pas inconnue, la moustache non plus, celle de Bruno Fougeron légendaire diplomate de la marche athlétique. Il discutait avec deux juges frigorifiés battant de la semelle aux abords du petit pont enjambant l’Auron, lorsqu’il m’interpella « tu reviens à tes premiers amours ? ». Pas franchement surpris de me trouver en cette heure matinale, fraîche et humide sur ce circuit venté où évoluaient depuis 20 heures déjà, les candidats-tes au titre de champion-ne de France des 24 heures marche. Procession circadienne non pas hors du temps mais dans son temps, celui d’un sport incompris, relégué, parfois méprisé et marginalisé.

J’aime ces tiers lieux du sport, ces rencontres tribales et communautaires où le corps et l’esprit sont jetés au feu, ces expériences exclusives et ultimes, le grand fond absolu, le grand saut dans l’inconnu sur ce circuit d’un kilomètre d’un ennui digne d’un film noir et blanc de propagande soviétique. Grand magic circus de l’endurance extrême sans trombone ni drone, ascenseur vertigineux et casse gueule entre camaraderie, extase, trou noir, sommeil hallucinatoire et instants de solitude profonde à mener la fronde contre soi-même.

Dans cette salle du carré d’Auron où un homme derrière sa petite table de camping vendait du Reuilly, blanc, rosé ou rouge au choix, et devant un public familial et des bénévoles dévoués, Morgane Ausello fut sacrée championne de France de grand fond en accomplissant 187 tours soit précisément 187,402 km devant l’ultra-traileuse Veronique Bessot 4 tours derrière elle et Maxime Laneau premier homme avec 182 km.

Le lendemain de cette grande première dans l’histoire de l’athlétisme français, j’ai consulté le site des Jeux Olympiques de Paris. Sur la page consacrée à la parité, j’ai lu ces lignes « S’il n’y avait pas de militantes, d’insolentes, d’ambitieuses, de surdouées, nous serions privés de la moitié du bonheur que nous procurent les plus belles émotions du sport. Parce que les femmes se sont battues pour avoir une place dans le monde du sport, leurs victoires n’en sont que plus belles. ».

La victoire de Morgane Ausello, militante de la marche, insolente d’aisance et surdouée de l’endurance, fut indiscutablement belle !

Photographies réalisées à Bourges lors du championnat de France des 24 Heures marche les 24 et 25 février 2024