« Gilles…Gilles… »…Cette voix, plus exactement cet accent, je le connais, un mélange de titi parisien et ce phrasé si particulier du centre de la France, pour être plus précis du côté de Saint Amand Montrond. Je me retourne, c’est bien elle, celle qui fut autrefois poissonnière aux Halles de Millau avec comme vous pouvez le deviner, une certaine gouaille pour vendre rougets, merlus et autres grondins, sur le flanc gisant, les écailles luisantes «Ah, j’en peux plus de ce masque» et d’ajouter dans la foulée vite fait bien emballé «alors les Templiers, vous y croyez ?». A question directe, réponse évasive, réponse de Normand (que je ne suis pas…) «on verra». J’ai fait pivoter ma main, face dorsale puis face palmaire pour ajouter « allez, c’est du 50/50 ».
Au 32ème jour du confinement que pouvais-je dire de plus ? Afficher un optimisme stupide et infantile ou bien me rouler dans le catastrophisme ambiant, j’ai choisi la voie médiane comme lorsque gamin on apprend à marcher sur le bord d’un trottoir, les bras écartés, bouts de pied tendus, à chercher un équilibre fragile.
J’ai poursuivi mon chemin. De loin, j’ai vu Christian traverser le boulevard, blouson bleu des Templiers sur le dos et casquette blanche reconnaissable. Avant même qu’il ne stoppe à cinq mètres de moi, je connaissais déjà la question «bon alors, faut-y croire ? Tu le sais moi pour octobre, je suis prêt». J’ai rassuré comme je pouvais ce bénévole dévoué qui chaque année, sans rechigner, tartine le pâté au Roquefort dans la jasse du Cade trois jours en cascade «nul ne sait, je ne suis pas devin. Mais nous continuons à tout mettre en œuvre».
Quelques mètres plus loin, je croise le vendeur de chocolat. Il sort de sa boutique, il enfourche son vélo. Je lui demande avant qu’il ne donne le premier coup de pédale «alors pas trop de casse pour Pâques ». Sa réponse, les deux mains sur le guidon «heureusement, nous avons pu ouvrir. On a fait au mieux. Le reste, nous l’avons donné » et d’ajouter avec une moue de désenchantement «franchement, en trois mois foutre l’économie à plat comme cela ?»
Traverser Millau, pour rejoindre son bureau, c’est palper du doigt cette inquiétude grandissante, cette incompréhension mesurable à travers ces petites confessions de trottoirs, entre deux guillemets, une colère sourde pour exprimer cette désillusion, au pied des grilles verrouillées, des vitrines qui attendent une éponge et du savon pour un bon coup de chiffon. La punition est lourde.
Pour rejoindre le bureau des Templiers, il faut traverser le centre commercial de La Capelle, descendre les marches et longer à contre courant ce tanker à quai. Le rideau de fer est levé. Seul le premier étage est allumé. Marie-Line discrète derrière son écran plat. On fait le point, fort peu de messages, très peu d’inquiétudes exprimées. Les dossiers sont à jour, seul le dossier Natura 2000 reste en cours. Les Templiers, c’est loin, 165 jours précisément, un siècle en ces temps comptés, bâtons alignées ou petites croix cochées. Quant aux inscriptions, la courbe s’est alignée sur l’horizontalité d’une planche à repasser, mais pas de chute libre, dans le nichoir des Templiers 8665 inscrits, la confiance est là.
Le téléphone sonne. Je me précipite, c’est Francis, un bénévole de Saint André de Vézines qui avec son frère Gaby, la famille Gely, les amis proches, les amis des amis, tient le quartier pour les Templiers dans ce village isolé du Causse Noir. Francis, c’est un gars discret. Il appelle peu mais c’est toujours efficace. Comme lorsqu’il prépare son panneautage en avant course avec sa longue liste bien écrite, s’excusant presque de quémander un piquet de plus «je t’appelle pour te dire qu’à Montméjean, un chemin a été créé pour contourner le sentier effondré. On est dans du privé, mais un droit de passage a été accordé». Enfin une petite mais bonne nouvelle à esquisser un petit sourire comme lorsque l’on ferre une ablette luisante et frétillante, fine presque translucide. J’ai pensé pas besoin de modifier le parcours, de refaire la carto, les fiches horaires, les numéros de poste, les temps de mission. Du temps de gagner vite assaisonné en bon temps pour travailler sur le dossier départ et arrivée, sur ces totems bois et métal brossé en passe d’être créés pour décorer en continuité des arches, ces bulles de tension et de bonheur.
Dans la salle de réunion, autour de la grande table noire, au programme du jour, réflexion sur les mesures d’hygiène à mettre en place, dans un premier temps sur les tables de ravitaillement. Peut- être ne faut-il pas souffler trop vite sur les ailes du moulin pour moudre inutilement le mauvais grain, mais qu’importe, le questionnement mérite d’être posé. Les tartines pain d’épices Roquefort est-ce fini ? Les tartines pain au levain pâté au Roquefort est-ce fini ? Les bananes, les pâtes de fruit déjà découpées est-ce fini ? Les fruits secs, les dés de Cantal, les biscuits, les bretzels en libre service…est-ce fini ? Désormais serons-nous contraints de proposer des ravitaillements sécurisés sans que le coureur ne puisse mettre ces petites paluches dans la première corbeille venue ? La poche ravitaillement standardisée sera-t-elle le substitut impersonnel proposé au coureur ? Faute de réponse, la réunion est abrégée, la mine déconfite, on referme nos calepins.…«on verra demain». Alors que nous quittons la pièce, la porte du bureau s’ouvre, la factrice passe la tête, elle tend le courrier, juste une seule lettre.
14 heures, Odile et Kevin se retrouvent seuls devant l’ordinateur pour une longue réunion Skypisée avec Nicolas Berthoud responsable marketing chez Hoka, confiné dans son bureau londonien. De part et d’autre, aucun doute n’est admis, avançons ! Avec pour seul souci réussir l’arrivée de ce nouveau partenaire dans l’enceinte des Templiers. Le carnet de route est tracé. Un point sur la Western State repoussée à septembre, un point sur le Marathon de Paris reporté le même jour que les Templiers. Une seule certitude, si Paris obtient le feu vert, les Templiers ne resteront pas au rouge. Un point sur ce Hub qui sera créé pour favoriser les échanges, un point sur ce kilomètre « Time to Fly », installé avant le Cade pour profiter de ce lieu de pierres et de lauzes, unique inspirant, énergisant, le temps de s’envoler, une parenthèse dans l’air pur des grands causses.
18 heures, j’ai rendez-vous avec Nicolas Guiheneuf pour l’enregistrement d’un pod-cast sur l’histoire des Templiers. Je lui dis simplement «les Templiers, c’est toujours une histoire de mots, de poésie que l’on cache quelque part en soi dans un petit coin de son chez soi». Une petite mélodie intime et secrète pour retrouver le chemin du sublime au lendemain des petits et grands abîmes.
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Texte et photographies réalisés le vendredi 17 avril 2020 dans les bureaux des Templiers à Millau au 32ème jour du confinement.