J’aime les petites routes qui se la coulent douce, louvoyantes, coulantes, dans une nature qui glousse tendrement. La D12 entre Camarès et Brusque est de celle-ci. Vu du ciel, ruban noir sinueux presque paresseux, plaqué en fond de vallée. Tout en courbes et déliés comme une écriture fine, cherchant une porte de sortie, sans exclamation, sans point d’arrêt.
Passé Brusque, passé les vieux entrepôts Rouquette, elle passe de 12 à 92 et devient coquine et cabotine. Elle perd de sa largeur, elle prend de la hauteur. La vallée se creuse, en contre bas, le Dourdou bordé dans son lit, n’a plus aucun garde fou, impétueux et sinueux, assaillant et fracassant.
J’écoute Alex Beaupain, il chante «cours camarade, le passé est derrière toi». Le mot «cours» me fait bien évidemment sursauter. Il fait sombre, je mets les phares, il enchaîne «le vieux monde sent la poussière». La mélancolie de Beaupain colle au pare brise comme une nuée de moucherons un soir d’été ronchon.
Je passe Arnac sur Dourdou. Est-ce le vieux monde ? La plus petite commune de l’Aveyron, trente cinq habitants, seulement six à l’année. Sont-ils vénérables, adossés à leur passé, sans pacte ni compromis, sans truquage ni pont levis ? Je passe vite, je me promets de revenir. Que l’on me conte l’histoire du charretier Cros, du curé Cloustaquart, de Caïfa, le marchant ambulant…Beaupain fredonne encore « le passé est derrière toi». J’aimerai le contredire. Le passé est bien devant moi.
J’étais prévenu, la D92, c’est la route la plus isolée de l’Aveyron. Je ne croise aucune voiture mais je n’en tire aucune conclusion. Canac est au loin, encastré dans un V de vallée qui chatouille le poil humide et le crin revêche de cette montagne entaillée de mille ravines.
Au sommet du village, je me gare. Dans une courbe, les dernières maisons, un arbre isolé, un citronnier luxuriant à l’abri du vent, un petit cabot blanc au museau pointu, jappant et frétillant. Deux vieilles dames décorent un sapin de Noël. Je m’avance. L’une est réservée, les deux mains dans les poches, le regard en coin, l’autre est guillerette, elle m’accueille ainsi «je lui ai dit à mon mari, ton sapin il est qu’en même maigrichon». Elle tourne autour de l’arbre, le chien relève le museau. Elle grimpe sur un muret en ciment délavé, décoré de coquillages rabotés. Elle grimpe sur une vieille échelle en fer. Je m’autorise « vous êtes sûr de monter sur cette échelle ? » Elle répond curieusement «mais c’est qu’en même Noël». Elle ajuste une guirlande, elle coince un fil électrique, elle noue l’ensemble avec un bout de ficelle bleue. Je lui demande «mais vous laissez allumé toute la nuit ? ». Elle répond «ben non qu’en même. Jusqu’à c’qu’on s’couche. Vers 10h30, 11h. Faut qu’en même économiser l’énergie». Elle redescend de son échelle, elle se retourne vers moi, le visage penché »mais vous avez vu ce reportage sur les jouets en bois dans les Vosges ? C’est moderne ça». La question me surprend, sa réflexion tout autant, je lui réponds bêtement «c’est le retour de l’ancien».
Je reprends la route, direction Boissezon. Sur les ondes, Beaupain a pris la tangente avec ses chansons parfois larmoyantes. J’écoute Brittany Howard. J’aime sa voix puissante et « chavirante ». J’aime sa façon presque bestiale de porter sa guitare plaquée haut sur elle, comme un bébé à protéger. Coûte que coûte. Comme une urgence, sur le grill d’une musique qu’elle caresse, qu’elle susurre, qu’elle triture. Elle chante comme on balance du crépi pour cacher les fissures du temps «je veux juste rester perchée». Comme une étoile au sommet d’un sapin. Dans la vallée du Dourdou, le temps est parfois doux.
Arnac sur Dourdou et Canac, le 15 décembre 2019