On ne veut pas passer pour des héros de la nation

 

MILLAU-VID

 

Gamin, notre médecin de famille s’appelait Monsieur Bilbille. Je dis Monsieur car c’était un Monsieur, un notable, un petit bourgeois de la commune. A toute heure, pour une grippe, une crise d’arthrite, il arrivait, la moto à toute vapeur, une BM R50 noire flaque, sans casque, un peu cosaque, un peu fantasque.
Je me souviens de son cabinet médical installé dans une belle maison de pierres et de briques, de son parc noyé sous les marronniers trapus et feuillus. J’y jouais souvent, un privilège, avec le sentiment de rentrer dans un royaume interdit scintillant, hypnotisant, dans les jupes de ma grand-mère Madeleine. Elle était femme de ménage chez les Bilbille. En ces temps pas si lointains, on disait «bonne à tout faire», je déteste ce terme, à briquer les dorures, à vider les ordures, à torcher les moutards, à refaire les plumards, à repasser les beaux costumes, à raccourcir et ajuster les beaux corsages à fleur de Madame, une très jolie brune toujours pimpante, épais rouge à lèvres carmin, regard sombre, virevoltant avec une aisance naturelle, envoûtante, une grâce orientale d’une Oum Kalhoum sur la scène de l’Olympia chantant sous les yeux du Général de Gaulle.
 
«C’est peut être mon côté vieux jeu, j’aimais bien l’idée du médecin de famille, avec ce rythme particulier, suivre une famille de la pédiatrie au grand-père». A ma question «pourquoi devient-on médecin ?», telle était la réponse de cette jeune médecin, Amandine Yvon, que j’avais devant moi dans cette salle de consultation. En écoutant avec attention celle-ci s’exprimant, le timbre de voix d’une grande clarté, j’ai repensé au couple Bilbille. C’était Monsieur et Madame. Du haut de mes 10 – 12 ans, le couple idéal, lui l’homme de savoir, du devoir, elle la grande bourgeoise distribuant trois francs six sous de remerciements pour un ourlet de pantalon, une aumône. Nous étions soumis mais heureux, nous avions le sentiment d’être couvé, protégé. Nous vivions chiche, nous avions le bout du pied chez les riches.
 
Au 44ème jour du confinement, j’avais donc rendez-vous avec cette jeune toubib, habillée cool, grande robe longue vague, ondulante, balayant les chevilles, sandales aux pieds, masque chirurgical lui barrant le visage. J’étais gêné de ne pouvoir lire sur les lèvres les propos du docteur Yvon installée dans ce cabinet médical depuis 2015. Je l’écoutais avec une plus grande attention, le stylo affolé, écriture gribouillée, car son débit était rapide, clair et précis pour expliquer son parcours d’étudiante exemplaire puis ce choix de vie et professionnel «c’était ce que je recherchais, un travail dans un contexte pluri-professionnel, pour mettre en commun d’autres visions de la maladie, de la prise en charge, avoir des projets communs, pouvoir échanger, un vrai travail d’équipe».
 
Dès les premiers jours du confinement, c’est justement un vrai travail d’équipe qui se met en place au 128 de l’avenue de Calès, le temps de la réflexion, le temps de la débrouillardise pour récupérer le matériel de protection. Il y a urgence, des masques en surplus chez un plombier, charlottes, blouses, la RAGT offrant même des tenues intégrales de traitements phytosanitaires.
Le cabinet se vide, la salle d’attente en pénitence, les consultations en visio sont alors proposées avec les difficultés d’interprétation que cela suppose. Une cellule Covid est créée pour recevoir les personnes suspectes, isolées des autres patients « nous avons essayé d’être le plus carré possible. Comment bien faire et être optimal ». Elle cite les mesures, une entrée distincte, un seul médecin dédié par jour pour limiter l’usage du matériel de sécurité, trente minutes par patient pour avoir le temps de désinfecter, une caisse pour les habits des patients, une autre pour le paiement.
Quant aux jeunes internes, Arthur et Laurent, une mission particulière leur est dédiée, être en contact avec les personnes fragiles, pour évaluer les risques possibles, les situations chroniques qui se dégradent, le blues pénétrant comme une pluie de Toussaint envahissant hommes et femmes dans l’isolement. En pleine énumération de cette longue liste de mesures, elle s’interrompt «surtout on ne veut pas passer pour des héros de la nation. En aucun cas, nous avons eu le sentiment de nous mettre en danger». Elle avoue cette anecdote «jamais nous n’avions reçu autant de sms d’encouragements et d’attention. Un jour, la mère d’une amie est même venue me livrer un carton de nourriture». Un peu de douceur comme autrefois le médecin de famille repartait l’été venu avec son kilo de tomates et son bouquet de persil pour lui dire merci.
 
Mais, sans faire étalage de ses sentiments en sédiment, une forme latente d’anxiété est avouée car très vite, sans paravent, il faut essuyer un bombardement constant d’information, un mitraillage sur la ligne de front, l’officiel avec les directives à flux tendues en provenant de l’ARS, de la DGS, du Conseil de l’Ordre et de l’URPS nécessitant synthèses et recoupements. Et le médiatique, ce temps du gavage cathodique, des experts, lézards amphibiens nageant dans les eaux troubles de l’information en continu, sur fond de guerres intestines entre grands savants, Amandine Yvon de préciser «Tout le monde devient experts. Le plus difficile à gérer fut bien cela, être face à des patients angoissés attendant de nous le savoir. Nous avons été assaillis de coups de fil avec cette question «suis-je à risque ?». Au début, nous ressentions une extrême reconnaissance, cela me semblait même disproportionnée. Aujourd’hui, nous ressentons de l’irritabilité. On prend cette colère car nous sommes les représentants de ceux qui doivent savoir».
 
En équilibre entre deux rives, le grand écart, un pied sur chaque versant, en contre bas, le vide, le vertige, ce flot ininterrompu de questions, d’angoisses, sans toucher le doute profond, une seule démarche, celle de rester clinique, une voix, une main tendue pour garder le lien, pour calmer les frustrations face à l’impossibilité de tester, de statuer avec certitude, rassurer et rassurer encore, les mains liées quant à la prophylaxie à mettre sur le tapis. Malgré l’entraide, l’aspect confraternel, le travail d’équipe «oui, nous nous sommes sentis déstabilisés» elle ajoute «ce fut très inconfortable, cela nous a rappelé notre vulnérabilité, notre humanité, que nous ne maîtrisons pas tout. Nous avons également appris à ne pas être dans le jugement».
Au final, moins de cinq patients malades du Covid confirmés pris en charge par chacun des cinq médecins officiant dans cette cellule furent hospitalisés après diagnostique de l’infectiologue de Rodez.
 
Nous marchons dans les couloirs pour rejoindre la cellule Covid. Nous entendons dans une des salles de consultation des sanglots. Je laisse la médecin s’habiller pour les circonstances, charlotte, lunettes couvrantes, blouse, sur-chaussures et jean gris délavé comme pantalon « mon pantalon covid » précise-elle un grand sourire illuminant son visage que je découvre enfin avant qu’elle ne remette son masque.
Devant la salle d’attente, une voix m’interpelle «mais que vous êtes grand Monsieur !». Je réponds «non pas vraiment, seulement un mètre quatre vingt un». Une dame courbée sur ses genoux se redresse «mon fils lui faisait un mètre quatre vingt douze. Il était grand». Elle marche quelques pas, elle se tourne, le regard dans le vide, elle s’interrompt, elle reprend sa respiration, elle passe une main dans ses cheveux «je viens de le perdre d’un AVC. Et en plus, je n’ai pas pu le voir». Elle ajoute « la vie, c’est de la…». Elle ne prononce pas le mot. Elle ajoute « la vie s’est pourtant si beau, je peux dire que j’en ai profité mais là…».
 
Une « blouse blanche » arrive du couloir de droite «venez Madame». L’inconnue de la salle d’attente s’échappe, sac à main au bras droit et dispârait porte du fond. J’ai pensé « le médecin de famille a-t-il un gros pansement pour guérir le vide ?».

 

Texte et photographies réalisés le 29 avril 2020 au 44ème jour du confinement avec Amandine Yvon au Cabinet Médical des Ondes à Millau