Les Grands Causses, ce n’est pas de l’esbroufe

 

MILLAU-VID

 

Click and Mortar n’ont jamais joué sur la scène du Bataclan…Ils n’ont jamais traversé la Manche pour faire la première partie des Skunk Anansie aux Vieilles Charrues…Non, non et non, vous n’y êtes pas du tout, Click and Mortar, cela n’a strictement rien à voir avec le rock anglais qui en plein Brexit fait renaître de nouveaux groupes qui empoignent les Fender avec rage et colère.
Click and Mortar, on peut traduire cela par Click et Mortier. Le bruit sourd et régulier du pilon frappant le fond du mortier, le lien tenu avec la musique s’arrête là en fond de garage. Circulez ya rien à voir.
Click and Mortar désigne tout simplement les entreprises traditionnelles de vente grimpant à toutes jambes dans l’ascenseur du e-commerce. Celui qui raconte cela, c’est Guilhem Prax assis en face de moi sur un gros coussin de mousse. Sa boutique est fermée, la pluie frappe fort la baie vitrée en lames brisées. Dehors, par deux fois, une voiture de police passe au ralenti. Au micro, on entend distinctement le message «respectez les consignes de sécurité».

En 2007, Guilhem est en terminale Science Technique et Gestion option informatique. Pour l’oral du BAC, il choisit de présenter le concept Click and Mortar sur la base de plusieurs exemples concrets. La mémoire lui revient, un soupir, il cite Darty, le jury est conquis, un 15 ou 16 arrondie la moyenne, le BAC est en poche.

A 18 ans, Guilhem est un peu geek, un peu technophile, peut être un peu gamer mais pas du tout nerd replié dans une solitude stérile et infertile. Avec son ami Gilles, il a déjà plus d’une nuit blanche à flirter avec les entrailles du web, avec le téléchargement illégal. Ensemble, il crée nintendomaniak.com puis praxou.com, un site de référencement, sorte d’annuaire pour trouver sur la toile comment charger tel ou tel film. Il se souvient «c’était gratuit, on faisait surtout cela pour les copains. Mais on y a pris goût. Et on s’en est même servi pour notre examen de fin d’année en BTS». L’examinateur interroge le candidat un peu candide mais pas si stupide que cela «mais ce n’est pas illégal ce que vous faites ?», le jeune informaticien lui répondant «euh…oui…mais nous ne gagnons pas d’argent et de toute façon, il y a un vide juridique».

Guilhem Prax aurait pu être informaticien, il l’a été en pointillé, en développeur de sites internet comme pour son club d’athlé l’AC Alès, mais son truc, c’est le sport et la vente et de préférence les deux associés. Il fait ses armes chez Décathlon Alès, recruté par Damien Camberlein, ancien international de…décathlon justement, génération Romain Barras et Nadir El Fassi.

Mais finalement, ce qu’il recherche, c’est le boulot à l’ancienne, une échoppe pas un shop, des stocks tenus à la feuille et au stylo, en résumé une boutique mais pas une i-boutik avec un artisan commerçant qui n’est pas un boss. Pour apprendre la base, les bras chargés de carton dans les réserves sombres. Au retour d’un voyage en Inde, il frappe à la porte de Patrick Gineste à Millau emmené par son pote Guillaume Raffinesque. L’homme à la moustache le reçoit. Il fut l’un des premiers à ouvrir en France un magasin Running dénommé Pat’Sport. Puis, il migre place de La Capelle, la Pouncho en panoramique, pour ouvrir un Sport 2000. Guilhem explique «oui, j’ai eu le feeling. J’ai eu envie de bosser avec ce gars car il travaillait à l’ancienne. Il n’y avait pas d’informatique mais pas grave je voulais voir comment ça marche».

Car chez Guilhem, il y a un côté vadrouilleur nostalgique. Il aime les vieux meubles années 60, les vieilles photos d’athlé, les fringues vintages des coureurs des années seventies, les vieilles couvertures de magazine de sport, l’histoire des 100 Bornes et des Templiers mais par-dessus tout, les randos à l’ancienne, comme autrefois avec son grand père dans le Mercantour à Saint Martin de Vésubie. Il a cette curiosité à flâner du côté du passé et court circuiter le présent pour regarder l’avenir avec fébrilité.

Pas étonnant qu’il soit tombé amoureux des grands causses, de La cité des pierres, ce bal des rochers découvert en 2016 peu après un voyage aux Etats Unis abruti de grands paysages, le Yellowstone, le Grand Canyon, la nature en magnificence, celle qui peut faire croire naïvement que Dieu est grand, tout puissant. Il se souvient «j’étais seulement à quinze kilomètres de Millau et je tombe sur un décor de fou».
Secrètement le Trail de la Cité de Pierres naît ce jour-là, subjugué qu’il est par le Douminial, l’Arc de Triomphe, la porte de Mycènes, cette petite Pompéi qualifiée ainsi par Edouard Alfred Martel lorsque l’explorateur découvre en septembre 1884 ce labyrinthe chaotique, de l’art brut sculpté, taraudé par les génies de la nature.

Prévu le 29 mars, la première édition de ce trail est annulée, des mois de boulot dissipés dans les flots, au ruisseau, le moral à zéro. L’organisateur raconte «je commençais à m’inquiéter de la situation. Je suivais les courbes de progression de l’épidémie. Un jour, en février, on part courir avec Damien, je lui dis «et si ça ne servait à rien tout ce que l’on a fait ?». Son compère répond entre deux foulées, l’appareil photo en bandoulière «arrêtes de parler comme cela, tu vas nous porter la poisse».

Depuis, les affiches de la course jaunissent dans les sucettes de la ville et sa boutique de running est portes closes. Alors le jeune homme, il aura 31 ans ce jeudi, s’occupe. Il analyse ainsi cette situation «la vie d’une entreprise, c’est çà, c’est une succession de bonnes et de mauvaises nouvelles. Tu mets en place toutes les stratégies qui te semblent bonnes et parfois ça ne sert rien, c’est le vide». Alors il suit une formation Google en marketing digital et passe des coups de fil aux copains Pascal à Marseille, Thierry Ravanel à Chamonix, pour se sentir moins seul sur ce radeau. Il dit en toute simplicité «on a besoin de solidarité entre magasins physiques». Dans son magasin, il pousse les murs, il déplace les cintres et met un tapis de course au centre. Depuis, il court, il court en écoutant des pod-casts pour ne pas sombrer dans les impasses.

L’entrepreneur…il n’aime pas ce terme…attend le grand retour, pour remplir une gourde, charger le sac, serrer les lacets, appuyer sur one et remonter le sentier des muletiers et passer sous la porte de Mycènes et profiter de ce panthéon. Se dire que la nature a parfois des démons mais que l’on peut encore crier à pleins poumons pour appeler Poséidon à la rescousse. Parce que les grands causses, cet océan minéral, végétal, c’est pas de l’esbroufe.

 

 

Texte et photographies réalisés le lundi 20 avril 2020 dans le magasin Endurance Shop Millau de Guilhem Prax au 35ème jour du confinement