« Non, ici on consomme sur place »

 

Bon ! Le take away à Aubrac, plus exactement chez Germaine, cette vénérable institution de la gastronomie locale, ça n’existe pas. Faut-il s’en offusquer ? Sûrement pas. Mais la tarte aux fruits rouges de chez Germaine qui frétille de son épaisse gélatine sous mes narines.… !!! Je la sentais déjà couler lentement, doucement, à savourer ce grand câlin d’un rouge carmin, avec ce pic de sucre à vous rendre diabétique. Je me léchais déjà les gencives noircies par la myrtille sanguine, à croquer ces pépins taquins et leur petit goût acidulé lorsque la pulpe craque sous la dent. Remballé mon gars. Ici, c’est pas Starbucks. Pourtant, ce n’est pas faute de connaître le vieux monsieur qui devant moi, essuie ses verres au torchon à carreaux, immuable derrière son bar depuis…. ? Combien de décades ?? Allez savoir, sur l’Aubrac, la retraite, c’est parfois une notion très abstraite, comme une ligne d’horizon floue qui se dérobe et se recompose au loin à chacun de vos pas vers le grand Nord. Celui-ci de me répondre, la tête penchée «non, ici on consomme sur place».

 

Sur l’Aubrac, il y a toujours une bonne raison de desserrer la ceinture, la serviette coincée dans le col de chemise, le couteau Laguiole en bois de frêne estampillé Calmels dans la main droite et main gauche la fourchette qui s’impatiente pour jouer les amuse gueules. On est toujours prêt à pousser la chansonnette.  Sur l’Aubrac, la gourmandise, c’est une emprise en toute franchise, de la cassolette de cèpes à la tarte aux fruits rouges de chez Germaine en passant par la couronne d’aligot qu’on vous colle sur le crâne, l’air crétin avant de se délecter de cet immense chewing gum avachi dans l’assiette. Ca ne ressemble à rien mais le cuistot est un magicien, c’est crémeux, une pointe d’ail pour vous taquiner le gosier, c’est à miauler.

 

En arrivant au Bouyssou, je me suis garé devant le Panoramic, immense placard de bois noirci, posé, là, comme échoué, au pied d’un parking assez grand pour faire atterrir l’Orbiter de Bertrand Picard devant 10 000 spectateurs médusés. A l’arrière, un pré, l’herbe rase, jaunie, couleur crin de cheval, un bar abandonné, vitres crasseuses, des traces de doigts, un panneau jaune « A VENDRE ». Sous une véranda, des chaises en plastique, en rase motte, un soleil de printemps, c’est pourtant sans lendemain. Puis loin, l’Aubrac dans toute sa profondeur et mille rondeurs, c’est l’infini dans les couleurs, les odeurs, les saveurs.

 

Au pied du Panoramic, c’est là que j’ai appris à skier, à manier le klister, à l’étaler comme de la gelée de coing au fer à souder, le Claude Terraz à portée de main, le thermomètre planté dans une neige épaisse, au pied de ma première 2CV, pneus crantés, cloutés. C’est là aussi que j’ai rencontré pour la première fois Michel Bras pas encore étoilé. Ce jour là, daube de bœuf au menu  pour skieurs de fond fourbus. Viande fondante, sauce sombre, profonde, onctueuse, à la surface, mie de pain nageant comme des îles flottantes et croûte de pain en falaises plongeantes, il y a des repas qui ne s’oublient pas. Celui-ci tient bonne place au grand menu de mes souvenirs avec sans le savoir Michel Bras aux casseroles dans une cafétéria en farandole.

 

La Panoramic porte bien son nom. Comme une pyramide inversée mais tronquée, il domine encore fièrement le Bouyssou, station de ski en pénitence comme tant d’autres aux adrets et ubacs où la neige ne s’invite plus que les jours de caprices et d’embuscades. Les robinets ne craignent même plus le gel, les canons ne sont plus de raison, l’or blanc coule désormais au compte goutte. Fin d’une époque ? Qui peut encore douter ?

 

 

Photographies réalisées le 16 février 2020 à Laguiole – Station du Bouyssou (Aveyron – France)