Slab City, rencontre avec Halen

SUR LA ROUTE DE SLAB CITY

« C’est mon esprit qui fout la merde » – rencontre avec Halen

« Si tu reviens, tu n’oublies pas, tu m’apportes une bouteille de vin, du Bordeaux, hein ? ».
 
Dès mon arrivée à Slab City, j’avais rencontré Halen chez Jojo, écroulée dans un fauteuil éculé, à fumer de l’herbe, les jambes croisées, le corps en perdition. Du pouce, elle m’avait indiqué l’emplacement de son van, ensablé entre deux buissons d’épineux, reconnaissable aisément dans cette jungle de carcasses avec sa peinture naïve et ce message en lettres peintes « New Hope ».
 
Trois jours plus tard, j’ai revu Halen. Elle venait de se laver les cheveux à l’arrière de son trailer sous une douche sommaire fermée d’un simple rideau rouge. J’ai mis un pied au sol, un pitbull blanc est arrivé bavant et suant pour me renifler. Halen a gueulé, elle, c’est une chienne, s’appelle Isabella. Il s’est retiré, j’ai avancé à pas feutrés de crainte qu’il ne se retourne pour venir au mieux me lécher les baskets. «C’est le bordel ici, tu fais pas gaffe ». Sous un appentis, il y avait Tom, un grand échalas, défoncé, recroquevillé dans un transat. Halen lui a gueulé dessus « casse-toi » et d’ajouter « ce soir, on bouffe du poisson ».
 
Ici, Halen se fait appeler Mohawk, elle n’a pas décidé elle-même, c’est la communauté qui lui a collé ce nom indien en raison de sa coiffure qu’elle lisse parfois en crête Iroquois. Je me suis excusé « je n’ai pas apporté de vin rouge » elle a rigolé, elle s’en foutait. On s’est assis l’un en face de l’autre. Elle s’est racontée en piochant ici et là, dans ce cyclone que fut sa vie « une vie de merde », c’est elle qui le dit, avant d’échouer ici à Slab City.
Pourtant, native du Colorado, cahin cahan, elle s’en était à peu près sortie. Certes une mère absente, certes un père alcoolique décédé à l’âge de 59 ans. Mais elle s’obstine pour décrocher un diplôme de travailleur social. Premier boulot donc, dans un cabinet pour suivre les taulards à leur sortie de prison, premier mari aussi et premier drame lorsque celui-ci kidnappe le bébé pour le tuer. Elle remonte la pente, trouve un second mari, un « rock climber » et fait trois enfants dont l’aîné, c’est elle qui le qualifie ainsi « est devenu un « professionnel criminal », multi récidiviste, condamné à maintes reprises pour des faits de violence et pour vente de drogue, lui-même toxico aux drogues dures « pourtant merde, j’ai qu’en même essayé de bien les éduquer ».
 
Comment va-t-elle franchir le portillon du néant ? Une histoire de vol de bagnole, c’est la version officielle noyée dans un flot de détails comme si le besoin de revivre ce bad movie lui était nécessaire pour voir à nouveau la faille béante qui s’écarte sous ses pas. Elle perd son boulot, elle travaillait alors sur le campus de l’université de Boulder. Elle chope 18 jours de taule. En sortant, personne ne l’attend, la rue est vide « j’étais devenue une mauvaise personne, plus personne n’était là pour m’aider. Pourtant, c’était pas grand-chose, j’était pas une criminelle ». Elle franchit la porte de l’enfer, se retrouve dans la rue « tous les matins, je prenais mon sac et j’arpentais les rues de Boulder ». Elle me montre ses doigts de pieds « j’avais les orteils qui gelaient ». Comme son fils, elle devient elle-aussi adicte aux drogues qui défoncent. Elle prend la route, direction Santa Rosa, elle ne sait plus pourquoi, elle suit la 101 et pose sa tente aux abords de l’autoroute dans un squat pour homeless «je vivais dans les ordures. Je me nourrissais avec l’aide alimentaire fournie par une église ».
 
Le chien a gueulé, une voiture s’était garée. Sans se retourner, Halen a dit « c’est Beryl, c’est mon mentor ». Une petite femme, sèche comme une araignée, le teint cuivré, un joint au bec, une longue chaîne sortant de son pantalon, un briquet rose clipé au bout. Elle s’est assise en face de moi.
 
En quittant le squat de Santa Rosa pour rejoindre Slab City, c’est elle qui lui a donné les codes pour survivre ici. Avant qu’elle ne franchisse la porte de ce taudis Halen précise « elle m’a montrée comment devenir une bonne personne ». Beryl, c’est une vétérane de Slab, installée depuis 10 ans dans ce camp de fortune. Halen raconte « Je suis arrivé ici avec mon chien, ma tente et un sac à dos, c’est tout. Avant la rue, c’était ma maison. Là, j’ai trouvé un toit. J’ai même acheté ce trailer pour 250 $. Bon, c’est pas une vie facile mais ici, je me sens en sécurité et c’est une place pour se reconstruire, même si ici, on vit tous dans la colère, on vit dans les tensions ». Beryl ajoute « ici, il faut essayer d’avoir moins de passion ». Halen enchaîne « je dois trouver des ressources pour respecter tout les monde. Mais c’est dur de croire tout le monde. C’est mon esprit qui fout la merde. Si tu restes pas les pieds sur terre, tu te barres d’ici ».
 
Halen se lève de sa chaise, de sous un matelas pisseux, elle sort un sachet d’herbe. Elle se roule un joint, Beryl lui tend le briquet. « Quand je me regarde dans la glace, je vois quoi ?, c’est ça que tu me demandes ? », elle me répond « je vois ceux qui sont morts. Je vois où je suis. Je vois que je ne peux plus rien arranger de mon passé. Je sais aussi que je suis une salope, un tas de merde ». Beryl plisse les yeux, se retourne « non, tu ne dois pas dire cela ». Halen lui rétorque « mais c’est la réalité ».

Pour lire l’ensemble des portraits réalisés à Slab City, cliquez sur ce lien : http://gillesbertrand-photography.com/category/blabla/